Ghiorgo Zafiropulo Sculptor & Philosopher
Photo:
Les mains de l'artiste. Chliché Philippe Brame, 1992
Reflections sur l'Art Ghiorgo Zafiropulo
Tout d’abord, il me faudrait convenir d’une aversion marquée quant à l’emploi de la première personne tout au long de lignes destinées à être publiées. Mais qu’y faire, vu le cadre- thème qui les motive?
Soit ! je commencerai par noter certains épisodes de ma jeunesse qui me paraissent avoir été déterminants en ce qui concerne les relations que j’entretiens toujours encore, avec les arts plastiques et même aujourd’hui encore significatifs au regard des réflexions sur la gratuité essentielle à tout acte créateur authentique, qui en auront découlé.
De fait, né et grandi dans le cadre typique et cossu d’un collectionneur de la fin du siècle dernier, amateur féru d’objets d’arts anciens de toutes sortes: meubles, tapisseries, faïences, bibelots précieux, vases Phéniciens, chinoiseries, tapis persan etc…, mon œil s’y est formé. Les quelques toiles qui ornaient les murs brillaient par leur insignifiance, à l’exception de deux petites vues de la lagune vénitienne de Guardi. Un ou deux échantillons du « Modern Style » s’y étaient égarés comme par mégarde, alors que l’art contemporain (Impressionniste et Postimpressioniste) continuait à y être totalement ignoré ; Il me faudra attendre mes vingt ans pour connaître Van Gogh, Modigliani, Monet... etc… Entre temps et dès l’âge de onze ans, à chaque voyage, pour le moins annuel à Paris, j’étais mené à travers le Louvre tout entier et, à l’occasion d’un séjour en Toscane, fréquemment à Florence. Un numismate ami de la famille et collectionneur célèbre de monnaies et terres cuites de Tarente, chez qui je passais au moins chaque semaine au retour du lycée, me passionna pour l’Art Grec Archaïque. L’Abbé Arnaud d’Agnel en fit autant pour l’Art Roman et tout particulièrement por les abbayes Cisterciennes.
Et puis, il y eut l’inoubliable Meyer-Graefe, et Paul Jamot, et René Huygues et tant d’autres.
Dès lors, l’art et les objets d’art firent partie des plaisirs de la vie dont il était de bon ton de savoir jouir. Pour ma part, j’en ai copieusement profité et vraiment, j’en ai tant, tant vu. Cependant et jusqu’à la quarantaine passée, il ne m’est même pas venu à l’idée de prendre en main un crayon, un pinceau, une motte de glaise à des fins artistiques. Mes études scolaires s’étaient orientées du côté scientifique, seul considéré sérieux. Par suite d’une série de bévues, malentendus et quiproquos, elles auront été bizarrement couronnées par le peu glorieux diplôme d’ingénieur agronome de Grignon.
De fil en aiguille et après la fin de la guerre, j’échouai dans une ferma au Transvaal (Afrique du Sud), Bella, mon épouse, ayant décidé que je m’y abrutissais à mes taches agricoles et tout particulièrement aux réparations des machines, ne trouva rien de mieux pour Noël que de me faire un cadeau insolite et fantaisiste : une boite de peinture à l’huile. Cela marqua le début d’une aventure à laquelle je n’aurai jamais rêvé.
En 1954, après l’échec définitif de mes entreprises agricoles, nous retournâmes en Europe. Financièrement assez mal en point, vivant petitement en Autriche, sans occupation sérieuse, je fus littéralement envahi par l’impératif catégorique d’approfondir le dessin. Mais un dessin linéaire, clairement différencié de la peinture, un dessin où la plasticité de la ligne devra vivre d’elle-même, par elle-même, sans l’artifice de la vouloir ombrer ou rehausser de blanc.
C’est alors qu’intervint une première prise de conscience fondamentale. L’évidence me frappa que dans sa réalité spatiale, n’importe quel objet ne comporte ni contour, ni lignes. Pour que sur le plan du dessin des lignes puissent rendre les perspectives des divers surfaces délimitant le volume du sujet, elles devront agir telle une action tactile, une espèce de caresse se déplaçant d’avant en arrière ou vice versa, et ce, au moyen d’une variation adéquate continue de l’épaisseur de leurs tracés, ainsi que par leurs recoupements aux jointures et autres points significatifs.
Les grands dessinateurs de tous les temps et sous tous les cieux en portent foi : que ce soient les peintres des vases Grecs des VIème et Vème siècles, ou les peintres Chinois ou Japonais, ou Michel Ange, ou Toulouse Lautrec… etc.
L’apprentissage rigoureux n’en peut être que le dessin linéaire et sans contours du corps humain, dessin devant aller de la tête jusqu’aux pieds. Oui, les pieds y sont essentiels. Eux inclus, l’on ne saurait mentir. Le dessin devra tenir debout, du sol jusqu’en haut. Que le modèle soit en pied, assis ou couché, l’équilibre doit être manifeste de par les seules lignes du dessin, dont, Nota Bene, aucune ne peut correspondre à une ligne inexistante.
Partant de là, la représentation du mouvement me tentait. J’étais fasciné, mais comment faire ? Vouloir fixer un modèle animé en une attitude précise n’est qu’un leurre. A l’essai, le processus se transforme en une routine intellectualisée sans vie et sans intérêt aucun. Pour m’en sortir, je m’adressais à la sculpture, au modelage, m’efforçant ainsi de posséder tridimentionnellement, et ce, jusqu’au fond de mon inconscient, le fonctionnement des articulations; le mouvement proprement dit. Ainsi j’espérais parvenir à dessiner celui-ci instinctivement et dynamiquement, sans plus avoir besoin de penser analytiquement.
Cependant, depuis toujours captivé par le ballet (en spectateur seulement) et les danses ainsi que par les cadences animales, je me suis rendu compte que l’exactitude de toute représentation (type instantané photographique) y échouait lamentablement. Je compris alors que pour rester fidèle au mouvement et en donner une image convaincante, il était absolument nécessaire que je parvienne à intégrer en une seule et même représentation trois moments successifs : eux d’un passé immédiat, du présent et d’un futur imminent.
Pour cela, il me fallait mettre en sommeil tout ce que je croyais savoir des transformations anatomiques du corps en mouvement et ses invariants: par exemple, oublier que les deux jambes ou les deux bras auraient respectivement la même longueur.
Ainsi, je fus amené à renoncer à une connaissance –image rationnelle d’un corps en mouvement et laisser mes doigts, burins ou limes agir, suivre, caresser, créer, et corriger sous le seul contrôle de l’œil, volumes et surfaces.
D’où ma seconde prise de conscience fondamentale:
C’est que l’exécution d’une œuvre représentative quelconque: personne humaine (nue ou vêtue), animal, plante, peu importe pour qu’elle s’avère satisfaisante, probante, vivante, (donc jusque dans une attitude de repos encore animée) exige de toute évidence une profonde sensibilité visio-tactile de l’anatomie du sujet. Mais tout à la fois et précisément afin de libérer cette dernière, elle exigera la mise à l’écart de toute connaissance analytique formelle. C’est la condition préalable nécessaire à pouvoir vivre et faire vivre dans une œuvre l’unité paradoxale des trois temps. Seule, cette unité vécue permet de donner du mouvement et de l’animé une image valable.
Quant à moi, à la suite de ces deux expériences fondamentales et contrairement à ce qu’on pourrait en présumer, je n’ai pas pensé être un artiste ou en avoir ce que l’on nomme la vocation. Tout d’abord, l mot d’artiste ne me parait pas devoir s’employer comme « substantif d’état ». C’est essentiellement un adjectif qualificatif.
Bien que je prétende savoir ce qu’est une œuvre d’art lorsque j’en vois une (voire même, si elle sort de mes propres mains)et ce, indépendamment du sujet et du style, de l’époque, du pays et de la croyance dans lesquels elle aura poussé, j’ignore par contre totalement quelles seraient les caractéristiques constitutives de ce « monstre sacré », vraie chimère que l’on nomme « artiste ». Je l’ignorerais tout autant en ce qui concernerait les dénominations « métiers d’art » ou métier d’artiste. T out ce que je puis affirmer, c’est que pour moi, l’art n’est pas un métier. Le penser autrement me parait quasi inconcevable. Tailleur de pierres, marbrier, bronzier, modeleur, peintre, portraitiste, photographe… me paraissent être des métiers et des métiers plus ou moins rémunérés selon les réalités sociales du moment, tout come l’ébéniste et le menuisier.
Ceux qui s’y adonnent pourront y acquérir des techniques fabuleuses parfois même strictement personnelles, mais seront ils de ce fait même dignes du qualificatif d’artiste ? Mériter l’application de ce qualificatif est bien plus rare que ne le laissent croire nos livres d’art.
Trop souvent, peintres et sculpteurs, du passé comme du présent, même les plus célèbres auront pu, momentanément tout au moins, y perdre leur droit, et ce, fréquemment en dépit de la bravoure même de leur technique.
A l’inverse, un Van Gogh se plaindra amèrement de son insuffisance technique et ses copies de tableaux de Grands Maîtres en témoignent suffisamment. Néanmoins, ce même Van Gogh est devenu pour notre temps quasi l’Artiste par excellence, qu’importe ! Bien nombreux sont ses authentiques chef d’œuvres.
Quant à moi, à chaque » expérience- créatrice- manuelle » nouvelle, (j’évite intentionnellement les termes d’artiste et artisan), j’ai pris ou repris conscience que le vécu essentiel n’y aura jamais été de vivre l’expérience comme « mienne », d’y avoir réalisé un désir une intention, un projet personnel, d’y trouver un accomplissement, possiblement un succès. Bien au contraire, ce vécu me parait plutôt prise de conscience « d’être vécu », et d’être vécu par autre chose que moi. C’est au fond, le fait de se sentir instrumental. Michel Ange l’a dit : « le vrai peintre est un pinceau de Dieu».
Moi-même, jamais je ne me suis senti posséder, à titre de propriété ou de qualité personnelle, l’art, le moyen, la technique qui me permettrait de réaliser telle ou telle œuvre. A chaque fois que j’ai entrepris une statuette, un objet, une peinture, j’en ai toujours ressenti l’incommensurable présomption, mon inadéquation à la tâche, tous les risques, pour ne pas dire la quasi-certitude de l’échec. Pour moi, je le répète, il ne peut y avoir de technique « valable en soi », possédée, connue, établie. Elle est toujours à recréer. On y peut toujours échouer. Comme dit Fénelon : « Il n’y a pas de recette».
Bien au contraire, la grâce, accordée dans et par la réalisation d’une œuvre d’art réussie m’est un don reçu et totalement gratuit. Je n’y suis pour rien. Il ne me donne aucun droit à une rémunération d’aucune sorte et me laisse seulement l’aperception de ma reconnaissance d’avoir été admis à participer au mystère d’une imprévisible réussite.
Il me reste encore à parler de l’ultime moment: choix ou décision qui m’incombera encore dans chaque processus créateur pour la terminer. Il s’agit du fait même de finir. Quand donc une œuvre peut – elle être considérée comme finie, comment le saurais-je?
Il est clair que cela n’a rien à faire avec le fait d’atteindre une certaine perfection, vers laquelle on aurait pu tendre, cela ne peut correspondre à un but précisément connu et fixé à l’avance. Oh non ! Ce serait plutôt une espèce de venue à maturation, s’effectuant en dehors de moi, à mon insu, en dehors de ma volonté. C’est un état de l’œuvre dont je prends conscience et qui s’impose à moi. Alors je sais pertinemment que je dois cesser, je ne puis continuer, cela n’aurait plus aucun sens et ne pourrait que nuire à l’œuvre.
Cette fin n’est pas une étape ultime que l’on réalise: un summum ; mais bien plutôt une espèce de barrière, laquelle pour le bien même de l’œuvre, il faut se garder de franchir. Sinon, l’œuvre serait infiniment perfectible, non en cogitation, mais dans la réalité, ce qui est manifestement faux.
Cette fin, cette terminaison parfois abrupte, peut surgir à des stades fort divers du processus de création. Je n’en veux pour exemple qu’une comparaison entre les finis « non-finis » de Michel Ange (Piéta de Florence, l’Aurore, la Madone de la chapelle Médicis, le médaillon du Bargello) ou les toutes premières réussites de Giacometti (transformées ensuite en routine stéréotype) et l’œuvre de Giambologna.Pour conclure et revenir à ma propre expérience, je dirais que c’est comme si une volonté autre, supérieure, arrêtait ma main, en lui insufflant une révérence telle qu’elle n’osera dorénavant plus toucher l’existant de crainte d’en ôter quelque chose de particulièrement précieux et dont, parce que ne m’appartenant plus, je n’ai, moi, plus le droit de disposer. Alors, l’œuvre est finie, quellequ’en soit la finition. Serait elle belle ? Dans ce cas, elle ne pourra être « mienne »- en conséquence, elle est totalement gratuite. Comme telle, elle n’est qu’ «Amour infini de Dieu» Evdokimov
Ghiorgo Zafiropulo (Summer 1993)